3 nov. 2010

[Articles] Échecs et chaturanga : la fin d'un mythe


Novembre 2010, Praxeo fait une entrée dans le monde des jeux d'échecs "par la petite porte". Après Shogi et Xiang qi en 2009, deux bons gros traités sur les échecs japonais et chinois, nous publions un livre d'histoire L'Odyssée des jeux d'échecs. Mais quel livre ! Six ans de travail pour Jean-Louis Cazaux, spécialiste reconnu des jeux d'échecs et de leur histoire, qui nous offre son ouvrage ultime.



Afin d'accompagner cette sortie, Jean-Louis Cazaux vous offre un article important, inédit, qui démythifie l'une des légendes les plus tenaces sur le Roi des jeux.



Non, les échecs ne dérivent pas
d’un jeu à quatre joueurs !


Par Jean-Louis Cazaux


En matière d’Histoire, les contrevérités ont la vie dure. Chacun sait que bien des épisodes historiques se présentent sous une forme conventionnelle, souvent romancée, largement passée dans le savoir collectif, et une forme mieux informée mais malheureusement plus confidentielle. L’histoire du jeu d’échecs n’échappe pas, hélas, à cette règle. Un point particulier m’irrite très souvent et je voudrais lui porter ici un grand coup (tout en restant conscient que je n’aurai probablement pas sa peau) : non, non et non, il est impossible d’affirmer que le jeu d’échecs dérive d’un jeu à quatre joueurs ! Et tout laisse même à penser qu’il n’en n’est rien.

Car, pour beaucoup de gens cultivés, l’ancêtre le plus ancien des échecs opposaient quatre joueurs qui déplaçaient leur huit pièces d’après le tirage d’un dé. On lit encore que ce jeu se pratiquait dans l’Inde ancienne, aux premiers siècles de notre ère et qu’on l’appelait chaturanga, d’un mot sanscrit portant la racine quatre (chatur). De manière simpliste, ce jeu était supposé illustrer une lointaine période où l’Inde était divisée en plusieurs royaumes rivaux, toujours en guerre. Plus tard, un sage, peut-être persan, aurait proposé de regrouper les pièces en deux camps adverses. Le Roi en excès dans chaque camp aurait pris le rôle d’un Général, les dés auraient été éliminés pour un jeu de pures combinaisons : les vrais échecs étaient nés !

Ce tableau brosse une histoire très séduisante, simple, compréhensible et véhiculant un bon sens implacable. Avec son triomphe de la raison sur le hasard, elle est si plaisante qu’elle apparaît dans un grand nombre de revues ou de livres traitant des échecs, chaque fois qu’une introduction historique est nécessaire. Plus inquiétant encore, elle se trouve maintenant largement répandue et copiée sur des centaines de pages à travers tout Internet. Mais hélas, cette théorie est très certainement fausse ! Il est vraiment regrettable que, le plus souvent par ignorance, des livres, des articles de journaux et des sites web parfois sérieux et respectables (par exemple celui de la Bibliothèque nationale de France) continuent de propager ce conte simpliste. De grâce, si vous êtes impliqué dans l’enseignement, dans l’écriture ou dans l’édition, ne recopiez plus cette histoire sans vous informer !

Comment tout a commencé :

Sir Williams Jones (1746-1794), orientaliste anglais, fut un brillant linguiste, l’un des premiers à souligner les similitudes entre les langues européennes, le persan et le sanskrit. En 1790, dans son livre On the Indian Game of Chess, il expliqua le sens du mot chaturanga comme les quatre membres de l’armée épique indienne et évoqua un chaturanga pour quatre joueurs, le chaturâjî(1), alors joué en Inde (il y était encore pratiqué au XIXe siècle) qui auraient figuré dans un texte sacré sanskrit, le Bhavishya Purâna. Un brahmane du nom de Râdhakant lui avait confié que ce jeu aurait été inventé, pendant le « second âge du monde » par l’épouse de Râvana, roi de Lankâ, capitale de Ceylan, afin de le distraire lors du siège de leur ville par le dieu Râma.

Note (1) : Le nom chaturanga désignait aussi le jeu d’échecs à deux joueurs en Inde. Ce mot sanskrit signifie exactement « quatre membres » et renvoie aux quatre composantes de l’armée épique indienne : cavalerie, éléphants, chars de guerre et infanterie. Jones proposa d’employer le mot chaturâjî, signifiant « quatre rois » et désignant une combinaison particulière, pour nommer le jeu à quatre joueurs afin de le distinguer de la variété à deux.

Toutefois, Jones doutait et tenait ce jeu quadripartite pour une modification d’un jeu d’échecs primitif à deux joueurs, sans dé. Jones avait là une bonne intuition mais elle fut balayée par le Capitaine Hiram Cox, un officier anglais de la British East India Company, promu gouverneur du Bengale, qui prétendit en 1801 dans On the Burmha Game of Chess, adressée à la très respectable Asiatic Society, que c’était au contraire le jeu à quatre qui représentait le plus vieil ancêtre et que le chaturanga à deux en dérivait.

Plus tard, en 1860, le linguiste britannique Duncan Forbes repris l’idée de Cox et la développa sous la forme d’une théorie complète dans son livre The History of Chess : le premier jeu d’échecs inventé se jouait à quatre joueurs et à l’aide de dés. Ce jeu serait progressivement devenu un jeu à deux, principalement à cause de la difficulté à réunir quatre protagonistes. Selon Forbes, les dés auraient été abandonnés, probablement sous la pression religieuse. Le linguiste ne poussait pas aussi loin que le siège de Lankâ, mais, voulait croire que les règles du jeu à quatre mains figuraient dans le Bhavishya Purâna, texte qu’il estimait vieux de 5000 ans environ.

Toutefois, l’indianiste allemand Albrecht Weber et l’historien néerlandais Anton van der Linde démontrèrent en 1874 que les textes du Bhavishya Purâna ne pouvaient pas être aussi anciens et que, selon toute vraisemblance, ils ne contenaient aucune mention des échecs. Malgré tout, cela n’entamait pas la confiance d’un auteur comme le célèbre ethnologue américain et spécialiste des jeux Stewart Culin qui, en 1898, formula l’hypothèse toute théorique que l’ordre d’apparition des jeux de plateaux dans l’histoire de l’humanité devait être respectivement : 1) les jeux de parcours pour deux joueurs, 2) les jeux de parcours pour quatre joueurs, 3) les échecs pour quatre joueurs et finalement 4) les échecs pour deux.

Pris de doute, le professeur américain Willard Fiske écrivit en 1900 : « Avant le VIIe siècle de notre ère, il est impossible de démontrer l’existence des échecs, dans n’importe quel pays, par la moindre évidence documentaire de confiance. Avant cette date, tout n’est qu’obscurité impénétrable ». Le mot de la fin revint au grand historien anglais Harold James Ruthven Murray qui clarifia la question dans son oeuvre monumentale toujours inégalée : A History of Chess, plus de 900 pages de très grande érudition, publié en 1913. Il démontra que l’usage des dés ne fut jamais proscrit par les religions en Inde, où, au contraire, les représentations de divinités y jouant sont nombreuses. S’appuyant sur les travaux de Weber, Murray confirma que le Bhavishya Purâna (composé au plus tôt au IIIe siècle av. J.-C. et qui n’était pas accessible aux études européennes avant la fin du XIXe siècle) ni aucun autre Purâna ne contiennent de passages sur les échecs. Il conclut que : « le silence de tous les autres travaux sanskrits avant 600 ap. J.-C. rend l’assertion de Râdhakant improbable au plus haut point ». Quant à admettre que les échecs dérivaient d’un jeu de parcours, comme l’affirmait Culin, Murray démontra que cette idée ne reposait sur rien de tangible, et finit par la balayer avec cette phrase définitive : « Je trouve cette hypothèse impossible à croire ». La théorie dite « Cox-Forbes » venait d’être démolie.

Le point des connaissances actuelles :

En réalité, trois textes indiens font allusion au passage cité par Jones et Forbes. Tous trois puisent dans les mêmes sources : deux textes bengalis de la fin du XVe ou début du XVIe siècle, le Tithitattva de Raghunandana et le Chaturangadîpikâ de Shûlapâni. Forbes se trompait donc lourdement. Les détails, sur lesquels toutes les descriptions modernes s’appuient datent donc de 500 ans à peine et le plus ancien témoignage pour ce chaturâjî demeure un manuscrit arabe, le Tahqîq mâ li-l-Hind, un récit de voyage au Nord de l’Inde, écrit par le persan al-Bîrûnî vers 1030. Toutefois les règles qu’il donne ne sont pas toujours claires. Ensuite, deux textes indiens font une allusion très brève au chaturâjî, le Mânasollâsa de Someshvara III, un prince du Sud-Ouest, écrit au début du XIIe siècle (mais qui attache beaucoup plus d’importance au chaturanga pour deux), et le Râjataranginî de Kalhana, une chronique des rois du Cachemire, datée de 1149.

Pour être complet, il existe peut-être même un autre témoignage pour ce jeu et ce témoignage provient… d’Espagne ! En effet, le Libro de los juegos, un codex de 1283, attribué au roi de Castille, Alphonse X le Sage, fait état d’un jeu d’échecs « des quatre saisons » aux règles à peine différentes. Cette variante aussi se joue à quatre et avec l’emploi de dés. On sait que cet ouvrage a largement puisé dans les œuvres arabes. Une influence indienne, transmise par le biais du savoir musulman, n’aurait rien de surprenant.

Si on récapitule, la plus ancienne référence pour le jeu à quatre provient du XIe siècle seulement, alors que la première mention écrite des échecs à deux, date du début du VIIe siècle, soit 400 ans auparavant, et vient de la Perse voisine.

Quelques commentaires :

Au XIe siècle, le jeu à quatre n’est attesté qu’en Inde. S’il avait été l’ancêtre du jeu à deux, il faudrait alors expliquer pourquoi il n’aurait pas été transmis aux peuples voisins et pourquoi aucune source, écrite ou archéologique, ne l’a jamais mentionné auparavant. Il est vrai que les Indiens ne prêtaient pas beaucoup d’attention à l’écriture des règles de leurs jeux, à la différence des Arabes ou des Persans. Une petite poignée de textes sanskrits mentionnent un chaturanga au Cachemire avant l’an 1000, mais aucun ne spécifie clairement combien de joueurs y prenaient part(2). En revanche, al-‘Adlî, un maître arabe qui écrivait vers 840 à la cour des califes abbassides, témoigna des différences entre les règles arabes et indiennes de son temps. Son récit s’arrêta sur plusieurs détails, mais il concernait toujours le jeu d’échecs pour deux joueurs. Il ne mentionna jamais aucun jeu à quatre alors qu’il se montra curieux de présenter toutes les variations qui pouvaient exister sur les règles. Si le chaturâjî se pratiquait dès son époque, cela lui aurait donc échappé, ce qui semble improbable.

Note (2) : Il s’agit du Haravijaya (La victoire de Shiva) de Ratnâkara (vers 850), du Kâvyâlamkâra (Les ornements de la poésie) du poète Rudrata (vers 900) et du Mritasañjîvinî de Halâyudha (vers 970). Le Nitivakyamurta, composé vers l’an mil, évoquait, lui, sans équivoque, le jeu à deux et non pas à quatre.

Le fait que le chaturâjî utilisait des dés fut aussi parfois souligné pour démontrer une plus grande antiquité. Pourtant, cela ne constitue pas un argument probant. Dans l’Orient ancien, le hasard dans les jeux symbolisait la destinée, l’intervention divine. À ce titre, jouer avec les dés n’avait rien de méprisant, au contraire. Ainsi, les Arabes jouaient aux échecs oblongs, une variante sur un échiquier de 4x16 cases, avec deux dés au IXe siècle, soit bien avant que le chaturâjî soit attesté. Même les Européens ont continué d’utiliser les dés pour choisir leurs coups aux échecs standards jusqu’au XIIIe siècle au moins. D’autre part lorsque le Mânasollâsa évoque les échecs à quatre, il les décrit comme un jeu sans dés, ce qui finit de démontrer qu’il convient d’écarter toute relation entre les échecs à quatre et les échecs aux dés. L’un n’implique pas l’autre.

Les défenseurs de la primauté du chaturâjî mettent encore un autre argument en avant : l’utilisation de Bateaux (nauka) à la place des Chariots et leur position intervertie avec les éléphants, dans ce cas placés aux coins de l’échiquier. Pourtant, il ne s’agit là que d’une habitude courante en Inde, que l’on retrouve aussi, avec parfois une grande confusion, dans la position des échecs indiens à deux joueurs à toutes les époques. Et puis même, l’utilisation d’un Bateau ne se rencontre que dans les règles bengalies du XVe siècle (par exemple, dans le Tithitattva). Pour al-Bîrûnî, la pièce jouant le rôle de la Tour moderne était bien un Chariot. L’assimilation en Navire pourrait provenir de l’utilisation de pièces de style arabe où la Tour est représentée avec une large entaille en V sur le sommet, un trait qui peut évoquer la coque d’un bateau. Il est curieux de constater que l’usage d’un Bateau au sein des pièces d’échecs est resté au Bengale, mais aussi en Thaïlande, au Cambodge et à Java.

Il reste qu’il a existé, et qu’il existe peut-être encore, une vraie attirance dans le sous-continent indien pour les jeux de plateau à quatre joueurs. Dans le domaine des jeux de parcours, les Indiens possèdent la famille du pachisi et du chaupur, ancêtre des Petits chevaux de notre enfance(3). Le chaturâjî représente la manifestation de cette inclinaison dans le domaine des échecs. C’est un jeu clairement indien, mais aucun élément historique ne permet de dire qu’il a précédé toute forme d’échecs à deux joueurs. Tout concourt à penser que ces échecs à quatre constituent une variante du jeu à deux et non le contraire. C’était l’opinion de Murray au début du siècle passé, et elle reste toujours la plus plausible.

Note (3) : Ces jeux pourraient dériver d’une adaptation pour quatre joueurs d’un jeu du type backgammon, alors pratiqué en Inde, et leur apparition pourrait se trouver contemporaine de celle du chaturâjî. Il serait alors intéressant de chercher si l’histoire de ces jeux quadrumanes présente un point commun.

(c) Jean-Louis Cazaux



Liens

History of Chess
, le site de Jean-Louis Cazaux


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